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23 Jan 2022

La « poupée Chut »

J’ai appelé la poupée que maman m’a offerte « Poupée Chut ». 

Ma soeur est tombée le jour de mes six ans. Depuis mon anniversaire n’est plus fêté, c’est un jour détesté de tous. Elle voulait aller aux toilettes. Elle m’avait demandé, mais moi je n'avais pas envie de l’accompagner. Elle avait presque quatre ans, elle aurait dû y arriver toute seule. Elle voulait  le lit du haut parce que j’avais collé des étoiles fluorescentes. Je l’ai vu allongée par terre au milieu de la chambre qui ne bougeait plus.


Ma mère l’a prise dans ses bras , m’a regardé et a hurlé - qu’est-ce que t’as fait ?  - mais qu’est-ce que t’as fait ? Mon Dieu !

Une heure de route pour aller à l’hôpital. J’étais assise à côté de mon père à l’avant. C’était la première fois que je montais devant. Cela sentait le produit pour faire briller. Papa aimait beaucoup sa voiture noire, il la nettoyait tout le temps. 

Maman tenait ma petite sœur dans ses bras. Mon père les surveillait dans le rétroviseur. Il ne parlait pas mais regardait sans cesse. J’ai eu le sentiment que mes parents se séparaient dans cette voiture. C’était le début. Le début de la fin de notre ancienne vie. Le visage crispé de ma mère nous lançait des ondes de haine à mon père et moi. Son regard était doux pour ma petite sœur. Le trajet n’en finissait plus.  Je me demandais si l’on arriverait à temps à l’hôpital. Je sentais l’amour de ma mère mourir et ma sœur respirer dans cette voiture. 

 

J’ai reçu l’ordre d’attendre dans le hall. Ils ont disparu me laissant seule avec ma poupée chut. J’ai attendu longtemps. Le hall était immense. Il y avait une forte odeur de propre qui me rassurait un peu. Des gens arrivaient en criant, d’autres silencieux. Les blouses blanches s’affairaient. J’avais envie d’aller aux toilettes, je n’osais pas demander, je n’osais pas bouger. J’ai attendu longtemps sentant quelques gouttes d’urine humidifier ma culotte. Je croisais mes jambes si fort  pour me retenir que mes pieds en avaient des fourmis. Les gens passaient sans me voir. J'étais devenue invisible aux yeux des grands. Après longtemps, une femme est venue me chercher. Elle m’a proposé à boire, puis me voyant gigoter des fesses m’a conduite aux toilettes. Le savon moussait beaucoup j’ai essayé de faire des bulles mais ça n’a pas marché. J’ai lavé les mains et les pieds de ma poupée pour qu’elle sente bon.  La dame m’a dit que j’avais mis bien longtemps, que je devais avoir beaucoup envie. 

 

Mon père est revenu, m’a regardé hagard et m’a dit d’un ton sec: « tu suis cette dame et tu obéis ». 

J’ai été séparée de ma famille . Je ne suis jamais retournée dans la maison du drame. Je n’ai jamais revu notre chienne, un berger allemand qui veillait sur nous. Je pense encore souvent à cet animal que j’aimais tant.

 

 

Il pleuvait des trombes. Assise à l’arrière d’une voiture qui sentait la poussière et le vieux cuir j’arrivais tout juste à distinguer la route que je fixais pour limiter la nausée qui saisissait mon ventre. Le moteur ralentit son ronron, stoppé par un feu  tricolore. La ville que je ne connaissais pas me parut grise et sale. Toutes les rues se ressemblaient. Des maisons de brique rouge-sang se tenaient les coudes pour ne pas plier sous le ciel sombre. La femme qui conduisait ne m’avait pas adressé la parole du voyage. Elle finit par me dire en me regardant dans le rétroviseur « nous sommes arrivées, prépare toi à descendre ». Je n’avais pas d’affaires donc rien à préparer à part ma poupée que je serrais fort contre moi. J’eus l’idée de la cacher sous mon pull en enfonçant bien ses jambes dans ma culotte pour ne pas qu’elle m’échappe. 

 

Une dame ouvrit la porte d’une maison étroite au toit pointu tout gris. Elle était maigre et vieille comme sa maison. Son regard se fixa sur moi et me détailla de la tête aux pieds. Elle me fit signe d’approcher et m’ordonna de me déchausser. Je la suivis jusqu’au troisième étage, sous les toits , où elle s’arrêta devant une porte. Elle reprit son souffle quelques instants, baissa la poignée, m’intima d’entrer puis refermât la porte derrière moi, me laissant seule.

Je découvrais ce qui allait devenir ma nouvelle chambre. Je restais là de longues heures assise sur un lit dont le sommier à ressort grinçait au moindre de mes mouvements. Je n’osais plus bouger pour ne pas faire de bruit. J’aurais voulu disparaître. Les murs étaient couverts d’une espèce de toile marron qui se décollait à l’angle de la petite fenêtre. Je me souvins que mon père qui travaillait dans le bâtiment appelait ce genre de fenêtre un chien assis. Je pensais à mon chien, seul à la maison. Il devait avoir envie d’aller faire ses besoins lui aussi. Une petite table en bois sombre et sa chaise faisait face au mur où était accroché un tableau de Jésus et sa famille. Le tableau était vieux mais avait encore quelques dorures qui brillaient légèrement quand j’allumai la lampe posée sur le petit chevet de bois et de marbre blanc. Je mesurais la pièce dans ma tête quatre grands pas en longueur et deux et demi en largeur. 

Quand le ciel devint complètement noir, j’entendis la vieille femme hurler du bas de l’escalier « descends -  à table ». Elle me montra ma place d’un signe de tête, posa une serviette et son rond en bois à coté de moi. « Mets là autour de ton cou » me lança -t-elle d’un ton sec. Elle me servit une soupe un peu marron-verte qui n’avait pas mauvais gout, surtout quand on a très faim. La cuisine était minuscule séparée d’un couloir du petit salon dans lequel une immense horloge Francomtoise de bois marquait le temps. Mes parents m’avaient abandonné chez une sorcière de conte de fée. Tout en buvant ma soupe, en prenant soin que ce soit la cuillère qui aille à ma bouche et pas l’inverse comme me l’avait appris ma mère, je réfléchissais à la manière dont je pourrais me tirer d’affaire. Il me sembla qu’il était préférable d’attendre le lendemain pour explorer les possibilités de fugue.

J’eus très froid la première nuit et peinai à trouver le sommeil.  De petits bruits rompaient le silence. Des rats devaient avoir trouvé refuge sous le toit. Je les entendais courir et gratter. J’avais si peur qu’ils entrent pour me ronger les pieds que je me pelotonnais au centre du lit. Je crois que si ma logeuse était entrée elle aurait pu me prendre pour un oreiller tellement j’étais resserrée sur moi-même. 

Au petit matin, une odeur de chocolat chaud envahit la maison. La vieille femme m’appela sans me nommer « Viens déjeuner ! ». J’eus droit à des tartines de pain beurrées et à un bol de Banania. Je déjeunais en lisant les petites lignes sur la boite qu’elle avait laissée sur la table. Il y avait écrit « depuis ses origines, la recette Banania est à l’écoute des enfants ... Dès le matin, les enfants ont besoin d’énergie, pour reprendre des forces après la nuit, mais aussi pour grandir ...». Discrètement, tandis que ma logeuse était occupée à ranger sa cuisine, je pris une poignée de chocolat en poudre que je glissai dans la poche de ma veste. Je me dis qu’ainsi je pourrais faire du chocolat chaud à ma petite sœur pour qu’elle se répare vite et grandisse bien. Je rentrerai bientôt à la maison.

Après la vaisselle que j’essuyai avec précaution, elle me demanda de la suivre au salon où trônait une machine à coudre . La Singer au nom inscrit en grosses lettres d’or, devait être aussi vieille que ma logeuse. Je n’avais encore jamais rien vu une telle machine à pédale avec une table en bois et un grand volant cintré d’une courroie de cuir. Le bras de la machine était pourvu d’un long bec noir pinçant une aiguille d’acier. On aurait dit une pie entrain de picorer.  La table ronde était couverte de bobines multicolores, de rubans et de papiers calques crayonnés. Sur un vieux fauteuil de velours marron étaient empilés des coupons de tissus multicolores. Son regard croisa le mien. « Ne rêve pas, ce n’est pas pour toi mais pour mes clientes  Pour toi, j’ai plus simple et plus confortable même si c’est moins beau ».

Alors que son mètre en plastique souple mesurait mon encolure, mes épaules et mes bras, je pouvais observer de prés son visage. De grandes rides creuses quadrillaient sa peau. On aurait dit de petits sillons comme ceux que faisaient les tracteurs dans les champs à l’automne. De gros points noirs attendaient d’être pressés pour s’échapper de ses pores, quelques longs poils fins et des taches brunes semblaient avoir été semés çà et là pour rendre sa peau encore plus disgracieuse. J’étais à la fois dégoutée et fascinée. Sa chevelure grise clairsemée laissait apparaître son crane rose pâle. Je me dis qu’elle devait être très-très vieille, qu’elle allait bientôt mourir puisqu’elle perdait ses cheveux et qu’elle ne sentait pas très bon.  

 

Je passais la journée assise, ma poupée chut dans les bras à la regarder coudre. Son nez était long et bossu, ses lèvres fines, son dos vouté. Mes parents m’avaient vraiment mise chez une sorcière . Elle me fit une robe et un manteau en une journée à peine. Le tissus du manteau grattait un peu. Me voyant faire une grimace, elle me précisa : « c’est de la pure laine, ça gratte mais tu t’y feras. Au moins tu n’auras pas froid cet hiver ! »

Au diner elle m’annonça simplement : « demain, oust ! à l’école ! ». Durant le repas elle alluma la télévision et râla après le président de la République. Je ne comprenais pas bien les informations mais il était question de retraite. Elle dit : « ils veulent tous qu’on crève de faim comme ça ils feront des économies ! ».  Durant ma seconde nuit je m’endormis en cherchant comment rentrer chez mes parents et en priant le Bon Dieu pour que la vieille ne meure pas quand j’étais là. 

 

Je suis allée dans une nouvelle école, comme ça,  du jour au lendemain, en cours d’année. J’étais seule vous savez, comme aujourd’hui. Je n’avais pas le droit d’emmener ma poupée chut. 

L’école était grande, elle faisait collège. Ma logeuse m’avait menée à pied en me précisant : « repère bien ton chemin car tu devras rentrée seule et y retourner chaque jour. J’ai autre chose à faire moi que de promener une merdeuse ! ». Elle fit demi-tour 100 mètres avant l’immense portail que je franchis seule. 

Un homme m’interpella à l’entrée - T’es qui toi ? J’te connais pas !

Je déclinai mon nom Anna Dupire et il me conduisit chez le directeur. 

 

Je patientais sur un banc face à une lourde double-porte en bois vernis. Une plaque de laiton mentionnait « Monsieur le principal – Jean Coin ». 

Un homme barbu et ventru ouvrit la porte et me demanda d’entrer. De sa grosse voix, il me posa plusieurs questions sur mon identité et mon niveau scolaire puis m’annonça que je rejoignais la classe de madame Flageolais en CE1 vert. Je pensais «  elle fait péter madame flageolais vert » mais baissais la tête en suivant les talons du directeur qui claquaient le parquet.  

 

La maitresse sourit à l’homme, me dévisagea et dit devant les paires d’yeux des autres élèves tournées vers moi : - tu n’as pas d’affaires ? Pas de cartable ?  Je répondis – non, tête baissée. Elle me tendit cahier, ardoise et crayons.

Je m’assis sur la table libre du fond de la classe qui m’était désignée. Les autres enfants étaient sur un double pupitre, pas moi. La maitresse  dit de sortir son ardoise pour une interrogation de calcul mental. Elle annonçait des chiffres à soustraire. Chacun notait sa réponse le plus vite possible et levait son ardoise. Ceux qui avaient faux devaient recopier l’opération 10 fois dans leur cahier de brouillon. J’avais faux à chaque fois.  

Ma première année dans cette classe s’annonçait difficile. 

 

Madame Flageolais me fixa en disant « certains d’entre vous auront beaucoup de devoirs ce soir » et reprit son cours.  La sonnerie annonça la récréation. Comme je n’osais bouger, elle me demanda de sortir : « va t’aérer, cela te fera du bien ! » 

Je repérais un banc dans un coin de la cour et m’y installais tout en observant les autres  enfants. Rapidement, quelques-unes vinrent vers moi avec leur pluie de questions. 

J’expliquais que ma sœur étant tombée malade, nous avions dû changer de ville.  Je n’osai pas  leur demander le nom de celle où nous étions. 

Ils se détournèrent aussi rapidement de moi qu’ils s’y étaient intéressés. Seul un garçon resta et se présenta comme Denis, le fils du directeur. Il me précisa qu’il n’avait pas d’ami et qu’il voulait bien qu’on le devienne. Lorsque la cloche sonna, la maitresse nous demanda de se mettre en rang par deux. C’est alors que Denis me tendit la main. Je sentis immédiatement qu’il y avait de drôles de boutons sur sa main et eus un petit mouvement de recul. 

-       Ce sont des verrues. J’en ai partout. C’est pour cela que je n’ai pas d’amis. Personne ne veut me donner la main. Ça t’embête ...  c’est comme ça tout le temps. 

Je lui souris et saisis pleinement sa main.

Au moment du repas, il m’accompagna à la cantine avant de rentrer déjeuner chez lui, un appartement dans un bâtiment du fond de la cour. 

Je m’assis sur une table de bois clair  avec cinq autres enfants qui me demandèrent si c’était moi la nouvelle et me posèrent une tonne de questions auxquelles je ne savais pas toujours quoi répondre. On nous servit des épinards et des steaks hachés. Je détestais les épinards et les poussais dans le coin de mon assiette. Au moment  de débarrasser, une femme en blouse bleue me gronda en me menaçant d’être privée de dessert si je ne finissais pas mon assiette. Je n’eus pas le droit à la crème de marron chantilly qui me faisait tant envie. 

Durant la récréation de l’après-midi qui était plus longue que celle du matin, la maitresse me demanda de rester en classe et me fit faire des exercices. Elle restait à côté de moi, m’observant travailler tout en dodelinant de la tête. À la fin de la récré, avant d’aller chercher les autres élèves dans la cour, elle me dit d’un ton solennel : 

-       En français ça ira, en maths cela risque d’être difficile pour toi d’être au niveau de ma classe ! A priori tu n’as pas encore appris les fractions. Tu es en retard. Tu sais déjà lire, c’est au moins cela. Avec ce que tu as fait à ta sœur, j’espère que tu vas bien travailler pour éviter des soucis supplémentaires à tes parents !

-       Mais !

-       Il n’y a pas de mais ! Je ne te demande pas d’explication. Tu travailles un point c’est tout.

Je n’osais plus répondre tant son souffle de voix était devenu fort et sec. 

 

En classe, madame Flageolais criait à tous bouts de champs, sauf sur Denis. 

J’eus rapidement peur de me tromper et raturais beaucoup. À force d’hésiter, mon cahier devint moucheté de gouttes d’encre, troué d’avoir trop été gommé. D’ailleurs, je mouillais ma gomme d’un coup de langue afin d’effacer plus vite la faute qui me vaudrait une punition. Mes doigts se tâchaient constamment de bleu au point que mon copain Denis me surnommait parfois bleuette. Mon angoisse la plus forte était de passer à l’oral de récitation. La maitresse, qui avait une poitrine si volumineuse qu’on aurait dit des ballons de baudruche, s’agaçait rapidement de mes hésitations et me mettait au  coin, au bout de l’estrade les mains sur la tête. Je restais silencieuse en me jurant qu’un jour je lui percerais ses grosses doudounes avec une aiguille à tricoter. Il lui arrivait également de me tirer les cheveux en me cognant la tête au tableau noir pour me faire rentrer les figures géométriques dans le crâne . Je subissais ces humiliations sans jamais exprimer la moindre émotion quitte à me mordre l’intérieur des joues pour me maitriser. Prenant ma résistance passive pour de la défiance, la maitresse convoqua 

ma logeuse à la fin du premier trimestre. La vieille femme resta impassible  face au discours de l’institutrice. Elle fit silence jusqu’à notre retour à la maison où elle cracha enfin ses mots de colère « tu es une ignare ! une souillonne ! Tu n’es bonne qu’à garder les cochons ». Après cette entrevue,  chaque soir fut consacré à copier les mots du dictionnaire et leur définition. Je terminais l’année en ayant recopié près de la moitié du Petit Robert illustré. J’étais devenue en quelques mois la meilleure de ma classe en français tout en restant la plus nulle en maths. 

 

En plus d’un carton avec mes quelques affaires, je reçus deux lettres de mes parents. Une première dans laquelle mon père m’expliquait que je devais rester en pension le temps que ma sœur se rétablisse. Ils n’avaient plus de temps à me consacrer tant les efforts pour la stimuler étaient prenants. Ma mère s’était contentée de signer sans un mot doux. La seconde lettre arriva peu avant les grandes vacances. J’allais devoir patienter encore quelques mois, ils déménageaient et ne pouvaient me faire venir. Les quelques mois allaient se transformer en quelques années. 

Je passais mon premier été en compagnie de Denis dont le père ne pouvait partir en raison des grands travaux de rénovation de l’école. Mes seules contraintes étaient de faire mon lit au carré, ma logeuse le défaisait systématiquement si mes draps n’étaient pas bordés dans les règles de l’art, de respecter les heures de repas 7h00 – 12h00 et 19h00 et d’aller à la messe de 11h00 du dimanche matin. J’aimais bien la messe parce que nous y allions toutes les deux. Même si elle ne me donnait pas la main, nous restions cote à cote comme une grand-mère avec sa petite fille. Bon, elle n’était pas très gentille pour une grand-mère mais pas si méchante que ça non plus. Quand le curé donnait l’Ostie, nous nous avancions dans l’allée menant au cœur de l’église avec les mains ouvertes. Je la sentais derrière moi comme un vieil ange gardien. Nous recevions le corps du Christ qui collait beaucoup au palais. Il fallait glisser sa langue dessous pendant longtemps pour arriver à l’avaler. Ça n’avait pas de gout mais c’était rigolo. J’allais systématiquement communier même si je ne m’étais pas confessée.

 
La semaine, je ne devais surtout pas trainer dans les pattes de ma vieille logeuse qui consacrait son temps aux travaux de couture que des clientes exigeantes lui confiaient. Denis m’invitait souvent chez son père pour jouer. Sa mère était décédée au moment de sa naissance. Elle était morte en couches m’avait-il confié en secret. Alors que Je lui demandai si ça ne le gênait pas d’être responsable de cette mort en couches, il ouvrit de grands yeux et me dit que c’était la faute au Bon Dieu et que depuis, avec son père, ils n’allaient plus à l’église. Chez lui, nous jouions à papa – maman avec ma poupée chut comme bébé ou aux auto tamponneuses. On croisait bien haut les bras et courions le plus vite possible chacun d’un bout de couloir pour se rentrer dedans. Celui qui tombait avait perdu. Je gagnais pour les chutes mais perdait quand  on comptait les bleus aux corps. Ma peau marquait beaucoup plus que lui. Ainsi nous finissions toujours heureux d’être exæquo.  

Je crois que son père m’aimait bien. Quand il rentrait du travail, il nous faisait du pain perdu pour gouter. Il y mettait de la vanille, j’aimais bien le gout du pain ranci tout mouillé de lait, d’œuf et de sucre. Parfois il appelait ma logeuse pour que je reste dormir. C’est alors que nous avions le droit de jouer à Atari. Sur l’écran de télé, on devait se renvoyer une balle blanche qui rebondissait sur les bordures et accélérait ou ralentissait sa course en fonction de l’endroit où on la frappait. Denis était très fort et chantait toujours quand il gagnait une partie. 

J’aurais préféré vivre chez Denis tout le temps. Il pouvait embrasser son papa chaque soir. 

 

 

À la rentrée, j’eus la chance d’avoir un maître, monsieur Bernard. Homme bon et bienveillant qui me positionna au second rang, seconde place à gauche en entrant dans la classe. Je n’habitais plus les bureaux du fond de la salle mais ceux des bons élèves. Cet ancrage spatial fut celui de la réussite. L’attention du maître et ses encouragements, associés à mes sentiments amoureux à son encontre firent de moi l’une des meilleures élèves de la classe . Avec Denis, nous collectionnions les bons points et échangions nos images en double. 

Je compris qu’en réussissant je recevais de la reconnaissance et que surtout ma logeuse me laissait autonome pour mes devoirs. J’eus le droit de les faire dans ma chambre et non plus sur la table de cuisine de formica jaune au milieu des bruits de casserole et des odeurs de cuisine. À Noel,  je reçus de ma logeuse un cartable en cuir marron. Elle me précisa que c’était parce que j’étais bonne élève et que je méritais un cadeau de jeune fille. D’aucun, à presque 8 ans, auraient préféré des jeux mais j’étais si fière que cela valait mille jouets.

Avec ma poupée Chut, nous nous étions enfin habituées à cette vie réglée comme un métronome entre l’école, la rue grise , l’étroite maison et le maigrichon jardin. Ma logeuse avait fini par accepter de m’apprendre à confectionner de petits vêtements pour ma poupée avec les chutes de tissus. J’adorais coudre et tricoter. Mon esprit s’évadait et c’était comme si rien n’avait jamais existé. 

 

Mes parents sont venus me chercher un beau jour alors que je me préparais à entrer en Cours moyen 2ème année. C’était une journée ensoleillée, la fin de l’été. Ma mère et ma sœur observaient depuis la voiture tandis que mon père sonnait au palier. Je fus la première à les apercevoir depuis la fenêtre de la cuisine où j’épluchais des patates. Je les aurais reconnu entre mille. Mon cœur se mit à battre très fort et je sentis mon corps se tétaniser. Ma logeuse prononça quelques mots que j’entendis sans écouter. Elle s’approcha de moi, regarda dans la même direction et dit simplement « ils sont là ! ». Elle me demanda  ensuite d’un ton qui paraissait neutre mais dans lequel je perçus une pointe de tristesse d’aller préparer mes affaires.  Mon père lui tendit une enveloppe en précisant que c’était la dernière. Il n’avait plus les moyens de payer. Il venait récupérer sa fille. 

 

Il saisit mon sac sans m’embrasser. Trois ans s’étaient écoulés, il semblait vieilli. Je le suivais observant son dos. Ses épaules s’étaient légèrement voutées, du gris se mêlait à ses cheveux bruns. Il ouvrit la porte arrière.  Je baissais la tête et ne dis mot en m’asseyant dans la voiture à côté de ma sœur. Elle avait grandi mais m’accueillit en me tirant la langue. Ma mère me lança un regard noir puis tourna la tête pour s’adresser à mon père « avec ce qu’elle nous a couté, elle n’a que ça comme bagage ? Ne me dis pas qu’il va falloir lui acheter des fringues ! » 

La route me parut longue et se déroula en silence. Je regardais le paysage défilé en pensant à Denis à qui je n’avais pas eu le temps de dire au revoir. Mon cœur me serrait, je me rassurais en me récitant l’adresse de l’école dans la tête. Je ne devais pas l’oublier pour écrire à Denis dès que je le pourrais. 

 

Ils ne reparlèrent pas du drame. Dans l’intime conviction de ma mère, j’étais la coupable condamnée sans même un procès. Elle ne m’avait jamais aimée, maintenant elle me détestait.  Nous arrivâmes après deux bonnes heures de route dans une nouvelle maison toute raplapla. Le soleil du soir donnait une couleur orangée au crépis beige. Le jardin aussi plat que le toit me parut immense. Quelques arbres fruitiers bien alignés ainsi qu’un potager occupaient la moitié du terrain. L’autre partie était engazonnée et accueillait un salon de jardin en bois. 

Mon père me proposa de « faire un tour du propriétaire » . Chaque pièce était organisée afin de permettre à ma sœur de circuler dans sa charrette.  Le grand salon disposait  d’une méridienne et d’un fauteuil face à une cheminée de pierres grises. La cuisine immense elle aussi, accueillait une grand table de ferme et un seul banc ainsi ma sœur pouvait aisément prendre place.  Je ne reconnaissais aucun des meubles de notre ancienne maison. La chambre de ma sœur était la plus grande avec sa salle de bains particulière. La mienne était aussi petite que celle octroyée par ma logeuse. J’y trouvais un bureau blanc, un lit simple et des draps fleuris Liberty pliés sur une chaise empaillée. Je rangeais mes quelques affaires dans une armoire en sapin clair qui paraissait neuve et emplie de vide. Ils n’avaient rien gardé de mon ancienne vie. 

 

J’écrivis une lettre à Denis juste après la rentrée des classes que je confiais à ma mère afin qu’elle la timbre et la poste. Quelques jours plus tard,  Je la vis, toute froissée en boule dans son sac à main. Elle n’avait aucune intention de la poster. Je crois qu’elle me détestait. Je décidais alors de voler quelques pièces pour acheter timbre et enveloppe. Je me glissais discrètement dans l’entrée pour saisir son porte monnaies au fond du sac  quand mon père arriva. Il se mit dans une colère noire et hurla en me traitant de voleuse. Ma mère me trucida du regard, attrapa le martinet qu’elle lui tendit. Les lanières de cuir lacérèrent mes avants bras derrière lesquelles j’essayais de me protéger le visage. Il frappa à s’en démettre le poignet. Il ne s’arrêta que quand la fatigue le gagna. Il sentait l’alcool, moi, le sang. Je fus consignée dans ma chambre durant le week-end et n’eus plus l’opportunité d’écrire à Denis.  

 

Ma petite sœur était devenue une petite garce en fauteuil roulant. Mes parents faisaient deux arbres pour Noel car ma sœur en voulait un rien que pour elle. Elle avait plein de cadeaux. Moi rien, je n’existais presque plus. Dans cette maison de plein pied, tout tournait autour d’elle, il fallait répondre à ses moindres caprices. Elle choisissait les menus, faisait sa propre liste de courses. Elle s’amusait parfois à jeter des choses par terre simplement pour me les voir ramasser. Son infirmité était mon enfer. Même à l’école, je devais m’occuper tout le temps d’elle. Pendant les récréations, j’allais la surveiller dans sa classe. A l’époque il n’y avait pas beaucoup d’auxiliaires de vie alors c’était moi qui l’amenais aux toilettes, portais ses affaires, répondais à ses désirs. Elle me traitait comme un chien. J’étais son esclave. Quand je me plaignais à ma mère , elle me répondait « tu lui dois bien cela, regarde dans quel état elle est la pauvre ! ». Lorsqu’elle avait de mauvais résultats mes parents la plaignait  et la rassurait. Ils ne me félicitaient jamais pour ma position de première de la classe. 

En fin de 3ème, mon père me demanda ce que je voulais faire comme métier. J’ai immédiatement répondu que je serais infirmière.  Il refusait catégoriquement de financer mes études car par ma faute, ma sœur coutait cher. J’adorais étudier, c’était ma respiration. J’ai dû aller travailler.  

Ainsi, après le collège, je suis entrée comme fille de salle dans un hôpital. J’étais habituée à aider ma mère et à m’occuper des autres. Je vivais mon adolescence comme dans une prison donc l’hôpital ne me fit pas peur. J’avais appris à parfaitement faire la cuisine, le ménage et à m’occuper des autres. 

 

Finalement, l’hôpital, c’était difficile mais cela me changeait de la maison. Je travaillais dans un service fermé d’hommes. Ils étaient 56. C’était dur à l’époque. On mettait des pots de chambre sous les matelas percés. Alors quand vous rentriez dans la salle de soin, ça puait. Il fallait se glisser sous les lits pour attraper les pots et aller les vider dans les latrines. Parfois cela avait débordé. Il fallait laver le sol allongée dans les excréments. Les hommes avec qui je travaillais fumaient pour masquer les odeurs. Ce mélange nauséabond me poursuit encore et je déteste les fumeurs. Certains avaient une haleine fétide et je devais ruser pour ne pas me faire abuser. Des infirmiers ont essayé de m’embrasser et de me tripoter de force ; j’ai toujours vomi et cela m’a protégé; sauf une fois. Heureusement, les médecins étaient plus respectueux; sauf un. Je n’avais que 16 ans mais je travaillais dur. Quand je rentrais chez mes parents, je m’occupais de la maison puis retrouvais ma poupée chut au moment du coucher. Pour m’endormir, je comptais l’argent mis de côté en rêvant à mon école d’infirmière. 

 

Je réussis le concours en travaillant beaucoup. Mes plus belles années arrivèrent sans fanfare mais avec un bonheur intérieur extrême. J’étais excellente  ce qui me permis d’aider les autres élèves infirmières devenues mes copines. Nous sortions faire la fête de temps en temps et je commençais à fréquenter quelques garçons. Même si je rentrais un week-end sur deux pour aider ma mère et ma sœur, je savourais ma vie loin d’eux.  

 

Mon père s’alcoolisait de plus en plus et devint violant avec ma mère. 

Je réussis à  le convaincre d’aller dans un centre de soin. Pour la première fois, ma mère me remercia. Après qu’il fut guéri, tout s’apaisa. Le temps passa. En tant qu’infirmière je gagnais de mieux en mieux ma vie; j’étais devenue rapidement cheffe de service. Mon père au chômage, j‘envoyais de l’argent tous les mois pour ma sœur à la demande des parents. Mon père adorait ma sœur et avait développé une complicité avec elle après son accident. Je n’ai pas souvenir qu’il l’ai frappé de sa vie ni même grondé. Un jour ma sœur m’a appelée en me disant : «  rentre vite, papa est mort ». Arrivée à la maison, il était bien vivant et ils riaient tous deux de leur blague. Moi j’avais perdu ma journée de travail. Le jour où mon père est réellement décédé, elle ne m’a pas téléphoné. C’est ma mère qui l’a fait. Elle ne semblait pas si triste. 

 

Ma sœur s’est mariée avec un gars qu’elle avait rencontré au centre de rééducation fonctionnelle . Elle est partie vivre dans le sud  de la France. Ma mère s’est retrouvée seule face à son cancer des os. Alors je suis revenue vivre avec elle. Je l’ai accompagnée dans sa mort à petit feu. Elle ne m’a pas remercié me reprochant toujours sa vie gâchée. Maman est morte le jour de l’automne à 18h00. Je l’ai enterré avec ma poupée chut afin qu’elle lui révèle le secret du drame au chaud de la terre. 

 

Ma sœur a décidé de vendre la maison de ma mère où je vivais. J’ai dû partir dans un petit appartement car depuis que je suis en maladie, je gagne moins bien ma vie et je n’avais pas d’économies pour payer sa part de la maison. Mon appartement est composé de deux pièces, un salon cuisine et une étroite chambre comme celle de chez ma logeuse. Je suis souvent fatiguée , ma vue baisse quand je suis stressée et mon corps ne me répond plus. Le cancer m’a attaquée. J’ai un petit chien. Je trouve de moins en moins la force de m’occuper de lui. Je suis lasse. 

Comme le jour de mes 6 ans, j’ai décidé de mourir. Je vais d’abord tuer mon animal . Je le pousserai du haut de ma fenêtre pour ne pas que ça rate. Ce sera plus efficace que du haut d’un lit superposé.  Nous irons ainsi toutes les deux au ciel. Enfin, je veux dire tous les deux. 

 

Comment vous appelez-vous ? Ah ! vous n’avez pas le droit de me donner votre nom. Est-ce que je peux vous appeler « Chut ». 

 

 

 

30 Jul 2020

Un avant goût de mon prochain roman, rien que pour vous ...

Il se lève discrètement, avance sur la pointe des pieds, le corps plié en semeur de blé de Van Gogh. Il attrape son caleçon d’une main, le place devant son sexe dans un élan de pudeur, poursuit sa quête de vêtements disséminés dans l’appartement. Il glisse une jambe, puis l’autre dans son jean délavé comme un équilibriste mal assuré. Je l’observe, immobile sur le lit encore froissé de nos ébats. Pas un regard, pas un mot. Il fuit le partage des croissants et les mots doux d’après l’amour. La porte grince puis se ferme. Clap de fin d’une histoire avortée.

Je sens le gout salé de mes larmes et le trop plein de mon nez.  La boite aux mouchoirs en papier est vide. Vide comme moi, comme le silence de la solitude.  J’ai mal. Une fois de plus, mal aux promesses non tenues.

-Il n'a même pas laissé son numéro de téléphone. Je suis nulle! je me recroqueville, me réfugie dans le sommeil.

La cafetière programmée diffuse une douce odeur. Nue, une tasse à la main, j’observe mes livres, mes compagnons du quotidien. Je les aime, rassurant par leur présence, structurant par leur classement, distrayants par leur contenu. L’appartement parisien hérité de ma grand mère écrivain a traversé le temps offrant aux livres un écrin de bois vernis et cossu. Les lourds rideaux de velours rouge aux embrases fileuses ouvrent sur un rayon de soleil dessinant des ombres sur le parquet vieilli. L’autonome couleur miel offre ses dernières chaleurs. La journée va être belle.  Quatre heures de cours ce matin puis ce sera le début des vacances de toussaint.  Les stylos regagnent leur trousse. Le bureau empire au cuir ambré est libéré des copies et notes en attente. Je vérifie le contenu de mon sac … sourit à mon appartement en refermant la lourde porte blindée. Le lycée n’est qu’à quelques rues. La sonnerie retentit ! Je cours d’un pas mal assuré. Il faut dire que s’évertuer à porter des talons aiguilles pour arpenter les couloirs et les salles de classe n’est peut être pas ma meilleure idée. Je ne veux pas ressembler à la plupart de mes collègues dont les sobres tenues ont pour objectif d’affirmer le détachement choisi de la consommation au profit de l’intellect. Non, je ne veux pas ressembler à mes collègues blasés, lassés d’instruire une jeunesse qui ne respecte plus les détenteurs du savoir. J’ai choisi de vivre mon métier  comme une mise en scène. Je joue sur les interactions  pour faire découvrir. J’aime avant tout la petite étincelle que j’aperçois au fond des yeux des adolescents lorsqu’ils comprennent. 

26 Mar 2015

Séance de dédicace

Bonjour à tous, 

Et voilà, je peux enfin jouer à l'écrivain! 

Dans le cadre de la journée dédiée aux auteurs locaux, je suis invitée à venir dédicacer mon dernier livre à la librairie Decitre du centre ville d'Annecy.

Je serai présente pour signer les livres que vous aurez eu la délicatesse d'acquérir.

Rejoignez moi, samedi 4 avril 2015 aprés midi.

D'ici là il faut que je me fasse "tirer le portrait" chez un photographe professionnel. J'espère qu'il a un bon logiciel de retouches .... Et oui, il y aura ma photo!

 

 

 

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